Dans la page culturelle du N° 4579 de votre journal, en date du 20 mars 1980, vous avez fait un article me mettant directement en cause, sous le titre les donneurs de leçons. Le texte contenant un certain nombre de contre-vérités, je vous prierai de faire paraître ce rectificatif dans la même page de votre prochain numéro.
Les étudiants du centre universitaire de Tizi-Ouzou ont exprimé leur mécontentement il y quelques jours à la suite d’une conférence annulée d’un homme qui, pour prétendre être le chantre de la culture berbère, n’a rien fait de tel comme contribution à son pays que rédiger un travail de « création intellectuelle sur la culture aztèque » avant d’accorder une interview à un quotidien parisien où il confond inquisition chrétienne, monarchie marocaine et islam et la révolution algérienne.
On peut facilement comprendre pourquoi notre jeune génération a tout à gagner en se défiant de tels intellectuels. Les vérités d’un Kateb Yacine ou d’un Malek Haddad, même si elles ne font pas l’unanimité, sont des actes de foi patriotiques, un désir profond de communier.
L’incident que certains milieux ont tenté de récupérer n’a, il faut le dire, aucune commune mesure avec la tournure qu’il a prise.
Les valeurs arabo-islamiques fondamentales de notre société et, principalement de l’islam, qui a trouvé meilleur accueil en Kabylie, n’ont jamais été édifiées sur l’intolérance et le repli sur soi-même.
La Nation algérienne a trouvé son unité dans sa diversité et si, à un moment donné, nous avions jugé avec une grande sévérité les passions non retenues de jeunes enthousiastes certes, au nom de l’arabisation, ils convient par ailleurs, en pareil cas, de dire à ceux qui se réfugient derrière d’autres slogans, d’observer la plus grande vigilance à l’égard de ces slogans.
Au moment où la direction politique, à l’écoute des masses, prend en charge tous les problèmes des citoyens, à fin de les résoudre de manière globale est- jusque –là, notre peuple n’a que faire des donneurs de leçons et particulièrement de gens qui, n’ont rien donner ni à leur peuple ni à la révolution, à des moment, où la contribution de chaque algérien à la cause nationale était symbole de sacrifice total et d’amour de la partie.
La langue arabe- revendication de notre peuple- et notre langue nationale et il est temps qu’elle reprenne la place qu’il lui revient dans les secteurs d’activité du pays. Ne nous pouvons en effet continuer à lier le destin des générations futures et notre indépendance à une langue étrangère qui fut la langue de nos oppresseurs, de notre dépersonnalisation.
L’arabisation, contrairement à ce que pensent certains passéistes bornés et « maccarthystes » de la culture se traduira dans notre vie de tous les jours de façon réfléchie et révolutionnaire et avec l’adhésion de l’ensemble des algériens. L’expérience nous a appris que toute tentative d’imposer quelque chose à notre peuple est vaine et relève de l’irresponsabilité.
La culture algérienne, sortie des ghettos, de ses inhibitions, et de ses interdits-dus le plus souvent à quelques bureaucrates zélés qu’à autre chose-doit renaître grâce à l’apport des algériens qui n’ont pas été engendrés quoi qu’on dise certains dans le berceau de romantique ni dans celui de ceux du royaume du Machrek. Elle est l’expression d’une civilisation arabo-islamique qui s’est fondu harmonieusement dans les traditions et spécificités des peuples d’Afrique du Nord. Les plus grands acquis de notre peuple, ne se sont pas réalisés à coups de slogans ni contre la volonté des masses populaires.
Réponse de Mouloud Mammeri a propos « des donneurs de leçons »
Dans la page culturelle du N° 4579 de votre journal, en date du 20 mars 1980, vous avez fait un article me mettant directement en cause, sous le titre les donneurs de leçons. Le texte contenant un certain nombre de contre-vérités, je vous prierai de faire paraître ce rectificatif dans la même page de votre prochain numéro.
Sur les allégations me concernant personnellement je fais l’hypothèse charitable que votre bonne foi a été surprise et que ce qui d’ailleurs s’appellerait mensonge et diffamation (et serait à ce titre passible des tribunaux) n’a été chez vous qu’erreur d’information. Il va de soi que je n’ai jamais écrit dans « l’Echo d’Alger » l’article mentionné dans votre texte. Il va sans dire que je n’ai jamais eu à refuser de signer le mystérieux manifeste de 1956 que vous évoquez en termes sibyllins.
Je serais heureux néanmoins que cet incident soit pour vous l’occasion de prendre une dernière leçon sur la façon même dont vous concevez votre métier. Le journalisme est un métier noble mais difficile. La première fonction et à vrai dire le premier devoir d’un journal d’information comme le vôtre est naturellement d’informer. Objectivement s’il se peut, en tout cas en toute conscience. Votre premier devoir était donc, quand vous avez appris ces événements (et ne pas dix jours plus tard) d’envoyer un de vos collaborateurs se renseigner sur place sur ce qui s’est passé exactement afin de le relater ensuite dans vos colonnes.
Vous avez ainsi oublié de rapporter à vos lecteurs l’objet de mécontentement des étudiants. Cela les aurait pourtant beaucoup intéressés. Cela leur aurait permis en même temps de se faire une opinion personnelle. Ils n’ont eu hélas droit qu’à la vôtre. Vous auriez pu pourtant leur apprendre qu’il est des Algériens pour penser qu’on ne peut pas parler de la poésie kabyle ancienne à des universitaires algériens.
Nous sommes cependant quelques-uns à penser que la poésie kabyle est tout simplement une poésie algérienne, dont les kabyles n’ont pas la propriété exclusive, qu’elle appartient au contraire à tous les algériens, tout comme la poésie d’autres poètes algériens anciens comme Ben Mseyyab, Ben Triki, Ben Sahla, Lakhdar Ben Khelouf, fait partie de notre commun patrimoine.
En second lieu un journaliste digne (et il en est beaucoup, je vous assure) considère que l’honnêteté intellectuelle, cela existe, et que c’est un des beaux attributs. Attributs de la fonction_ même et surtout quand on écrit dans un organe national : là moins qu’ailleurs on ne peut se permettre de batifoler avec la vérité.
Je parle de la vérité des faits, car pour cela des idées il faut une dose solide d’outrecuidance pour prétendre qu’on la détient. Mais visiblement pareil scrupule ne vous étouffe pas. Avec une superbe assurance et dans une confusion extrême vous légiférez, mieux : vous donnez des leçons. Vous dites la volonté, que vous-même appelez unanime, du peuple algérien, comme si ce peuple vous avait par délégation expresse communiqué ses pensées profondes et chargé de les exprimer. Entreprise risquée ou prétention candide ? Quelques affirmations aussi péremptoires dans la forme qu’approximatives dans le font peuvent être l’expression de vos idées (si l’on peut dire) personnelles. Pourquoi en accabler le peuple ?
Il n’est naturellement pas possible de traiter en quelques lignes la masse des problèmes auxquels vous avez, vous, la chance d’avoir déjà trouvé les solutions. Je vais donc tenter de ramener quelque cohérence la confusion des points que vous évoquez.
Vous me faites le chantre de la culture berbère et c’est vrai. Cette culture est la miennes, elle est aussi la vôtre. Elle est une des composantes de la culture algérienne, elle contribue à l’enrichir, à la diversifier, et à ce titre je tiens (comme vous devriez le faire avec moi) non seulement à la maintenir mais à la développée.
Mais, si du moins j’ai bien compris votre propos, vous concéderez comme incompatibles le fait de vouloir le développement de cette culture avec ce qu’en vrac et au hasard de votre plume vous appelez : les valeurs arabo-islamiques, l’indépendance culturelle etc…
Vous êtes naturellement libre d’avoir une pareille opinion. Ce n’est pas la mienne. Je considère personnellement qu’au fonds la culture berbère, qui nous est commun à tous, l’Islam et les valeurs islamiques sont venus apporter un élément essentiel à la définition de notre identité. Je considère que l’Islam des premiers siècles a été un instrument de libération et d’émancipation de l’homme maghrébin. Je pense que par la suite le ciment idéologique de la résistance nationale aux menées espagnoles et portugaises sur nos côtes. Naturellement entre les différents visages qu’il peut prendre dans la réalité j’opte quant à moi pour le plus humain, celui qui est le plus progressiste, le plus libérateur et non pour le visage différent qu’il a pu présenter aux heures sombres de notre histoire.
La contradiction visiblement ne vous gêne pas. « La nation algérienne, écrivez-vous, a trouvé son unité dans sa diversité ». Voilà un sain principe, mais comment le conciliez-vous avec l’article que vous venez de commettre ? Cette diversité que vous êtes fier d’affirmer dans les mots, cela ne vous gêne-t-il pas de la refuser aussitôt dans les faits ? Si je comprends bien, vous voulez-vous donner en même temps le beau rôle d’un libéralisme de principe avec les avantages de la tyrannie idéologique, en un mot être en même temps progressiste dans les termes et totalitaire dans les faits. Ne vous y trempez pas : je genre d’agissement n’a pas la vie longue. On peut tromper tout le monde quelque temps, on peut tromper tout le temps quelques hommes, on ne peut pas tromper tout le monde tout le temps. C’est un autre que moi qui l’a dit au XIXe siècle et l’adage depuis a toujours été vérifié.
Le véritable problème est donc premièrement dans la conception étrange que vous avez de votre métier. Que vous soyez totalitaire c’est votre droit, mais vous concevrez aisément que d’autres algériens préfèrent à la pratique des slogans contradictoires celle de l’analyse honnête. Le véritable problème est deuxièmement dans la vision que vous voulez imposer de la culture algérienne, évoluant entre l’oukase et la déclaration de bonne intention toujours démentie dans les faits. L’unité algérienne est une donnée de fait. Elle se définit, comme incidemment vous l’avez écrit, dans la diversité, et non point dans l’unicité.
A cette dans la diversité correspond une culture vivante. La culture algérienne est, dites-vous, « sortie de ses ghettos, de ses inhibitions et de ses interdits ». Votre article est la preuve éclatante qu’hélas elle y est enfoncée jusqu’au cou. Mais soyez tranquille : elle en a vu d’autres, la culture algérienne, une fois de plus elle s’en sortira. Elle s’en sortira car « toute tentative d’imposer quelque chose à notre peuple est vaine et relève de l’irresponsabilité ». C’est votre propre prose. Dommage que vous n’y croyiez pas !
Mouloud Mammeri
source : Revue Awal, 1990, édition spéciale, Hommage à Mouloud Mammeri, pp. 142-146.
N.B : El Moudjahid n’ayant pas accordé le droit de réponse de Mouloud Mammeri, cet article n’a jamais été publié dans ses colonnes.